Dans une interview accordée à Anadolu, François Burgat fait le point sur la déliquescence des idéaux européens et livre ses impressions sur l'autodafé du Livre saint musulman en Suède.
F. Burgat : Le contexte en Europe ou en Occident est que la période où nous étions en situation d'hégémonie s'éloigne. Nous devons accepter le fait qu'il y a d'autres "tribus" sur la surface de la terre et qu'elles ont la légitimité d'au moins participer à la conception de l'universalisme. Or, nous refusons cela. L'atmosphère, le contexte fait que je parle de "géant blessé". Le géant a conscience qu'il n'est plus un géant.
F. Burgat : Sur les réseaux sociaux, on peut lire : "Notre violence est symbolique." Quelle est la limite de cette prétendue excuse de "violence symbolique" ? La vraie limite, c'est le double standard. La fameuse "liberté d'expression" se manifeste sans limite dans une seule et unique direction. C'est toujours la même. Toujours dirigée contre les musulmans.
F. Burgat : S'ils s’attaquent au Coran, c'est parce qu'ils veulent faire mal. La limite de cette soi-disant attitude ou excuse est le fait qu'il y a deux poids deux mesures. Ils n'iraient pas manifester publiquement contre l'homosexualité ou les LGBT ou les Juifs. Jamais. Et ils l'ont dit. "La Torah ne sera pas brûlée dans la sphère publique", en Suède comme en France. C'est donc là que le bât blesse et que se révèle le côté obscur de cette attitude. Ce n'est pas une attitude laïque. Ce n'est pas la position de quelqu'un qui veut se débarrasser de la religion. Non, elle s'attaque spécifiquement, je le crains, à une certaine catégorie de sociétés vivant sur la surface de la terre. Si vous faites preuve d'un dixième ou d'un centième de cette "liberté d'expression" envers la Torah ou envers un Juif, vous êtes immédiatement criminalisé. Vous êtes immédiatement banni des médias grand public.
F. Burgat : J'ai bien peur de devoir répondre "Oui". Je pense que l'universalisme occidental a été de bon aloi tant qu'il était identifié à la domination de la culture occidentale. Il est facile d'être universaliste lorsque tout le monde parle anglais, est issu de votre culture et fait appel à celle-ci. Lorsque l'équilibre des forces, en termes de culture, commence à changer, comment cela se présente en Europe ? La difficulté réside dans l'acceptation d'autres voix. Même si elles sont totalement respectueuses des exigences de l'universalisme, elles ne sont pas pour autant acceptées ou autorisées à participer. C'est ce qui me pousse à être plutôt pessimiste.
Lorsque je suis amené à faire des interventions en dehors de la France, je dis souvent : "Vous dites peut-être que votre situation est difficile, mais croyez-moi, ma situation, en tant que citoyen français ou américain, est encore plus difficile que la vôtre. Vous avez des difficultés si vous êtes Syrien, Yéménite, ou Libyen, mais votre société évolue, et dans la bonne direction. Or, je crains qu'aujourd'hui, nous, les Occidentaux, ne soyons en train de régresser d'une manière ou d'une autre. Notre capacité à représenter la diversité de nos sociétés diminue. C'est la raison de mon pessimisme.
F. Burgat : Le poids de la droite ou de l'extrême droite augmente et l'élite dirigeante fait de plus en plus de concessions. La situation en France est très claire. Le président (Emanuel) Macron a été élu en insistant sur le fait qu'il protégerait la France contre l'extrême droite. Mais après sa défaite aux élections législatives, il s'est mis à coopérer de plus en plus avec l'extrême droite. Ce qui s'est passé en Suède est, dans une certaine mesure, arrivé en France avec l'histoire de Charlie Hebdo.
F. Burgat : Dans une certaine mesure, je dirais que oui. En fait, nous ne sommes pas chrétiens, nous sommes déchristianisés. C'est la définition de la France. Il y a 50 ou 60 ans, il aurait été impossible de se retrouver dans la même situation, je veux dire, s'attaquer aux symboles religieux aurait été absolument impensable. Mais maintenant, c'est devenu un phénomène courant. Le dénominateur commun dans toute l'Europe est que nous voyons de plus en plus de musulmans dans la sphère publique. Ils ont une religion ou une culture qui n'est pas la nôtre et ils veulent la protéger et je pense que, surtout dans une situation économique difficile, désigner l'ennemi idéal est chose aisée. C'est là le dénominateur commun.
F. Burgat : Pour être très cynique, je dirais que c'est un équilibre des forces. Le fait qu'ils vont faire les frais de l'attitude turque au niveau de l'OTAN. Parfois les gens ont besoin de mesurer le prix qu'ils vont avoir à payer. Maintenant ils comprennent et il y aura un débat. Le même débat a lieu en France. A-t-on le droit d'insulter le système symbolique de ce pan de la société qui est plus ou moins dominé maintenant ? Vous ne ferez jamais la même démonstration de "liberté d'expression" contre les Juifs ou les Israéliens. Il y a un débat en cours dans les sociétés occidentales, mais ne me demandez pas quel en sera le résultat. Je ne le sais pas. Et je n'exclus pas le pire. Parce que la montée de l'extrême droite a été constante au cours des 25 dernières années.