Interview exclusive: François Burgat et la liberté d'expression en France
David Bizet
17:2318/07/2024, Perşembe
MAJ: 19/07/2024, Cuma
Yeni Şafak
Article suivant
Crédit Photo : AA / AA (Archive)
Le politologue français François Burgat, à Istanbul, le 6 octobre 2018.
Le politologue François Burgat, tout juste sorti d'une garde à vue pour "apologie du terrorisme" suite à une publication sur X incriminant les responsables politiques israéliens, a accordé une interview exclusive à Nouvelle Aube dans laquelle il aborde la liberté d'expression en France, ses opinions sur le conflit israélo-palestinien, et les défis actuels autour de ces thématiques sensibles.
Nouvelle Aube: Pouvez-vous nous expliquer le contexte de votre tweet qui a conduit à votre mise en garde à vue ?
François Burgat:
"Dans le contexte de la surenchère de propagande diffusée par les Israéliens et cautionnée aveuglément par les Occidentaux, Biden en tête, j’ai commenté sur le réseau X un communiqué du Hamas rejetant les accusations (par le New York Times américain) de crimes sexuels qu’auraient commis ses combattants.
C’étaient des accusations dont on sait aujourd’hui, de source israélienne irréfutable, qu’elles étaient parfaitement mensongères. À cette occasion, j’ai exprimé que j’avais ‘infiniment plus de respect pour les dirigeants du Hamas que pour les dirigeants israéliens’. En réalité, si je devais reformuler cette phrase, je ferais seulement en sorte qu’il soit encore plus clair que je n’ai pas le moindre respect pour les dirigeants israéliens."
Nouvelle Aube: Comment avez-vous vécu votre mise en garde à vue ? Pouvez-vous nous décrire cette expérience ?
Français Burgat:
"Cette garde à vue (3 heures d’interrogatoire et 4 heures de détention en cellule, sans chaussures, sans ceinture et sans montre, comme cela est la règle) m’a donné un petit avant-goût de ce que ressentent dans le monde les milliers de gens qui sont confrontés à une injustice flagrante. Ce que j’ai expérimenté pendant quelques heures, d’autres le vivent pendant des années, assorties de nombreux mauvais traitements dont j’ai été épargné. L’audition m’a permis de réaffirmer ma perception du 8 octobre comme ‘la révolte violente des prisonniers de Gaza contre leurs très violents geôliers’. Et de rappeler que ma lecture du ‘terrorisme palestinien’ est similaire à celle d’un ‘terroriste’ célèbre, un certain général Charles de Gaulle (qualifié ainsi par le gouvernement français de Vichy, collaborateur des Nazis) lorsqu’il avait déclaré en novembre 1967: ‘Maintenant, il (l’État d’Israël) organise, sur les territoires qu’il a pris, l’occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsion, et il s’y manifeste contre lui la résistance qu’à son tour il qualifie de terrorisme’."
Nouvelle Aube: Quelles ont été les réactions de vos collègues et de votre entourage suite à cet incident ?
François Burgat:
"
Un grand nombre d’entre eux ont exprimé leur solidarité face à cette atteinte manifeste à des droits fondamentaux, qui ne sont pas seulement les miens mais aussi les leurs et ceux de leurs descendants.
Pour ma part, j’ai insisté sur le fait que leurs protestations, qui se sont manifestées dans une tribune, dans une pétition à laquelle mes collègues anglo-saxons se sont massivement joints, ainsi que par d’innombrables messages personnels, ne devaient pas se limiter à ma défense personnelle mais devraient également concerner tous ceux qui risquent d’être les prochaines cibles de cette dérive policière et judiciaire en France, et dans plusieurs autres pays européens, dont l’Autriche.
Il est important de souligner que je ne suis pas le seul en France à avoir subi de telles accusations. Aux côtés de plusieurs personnalités, dont deux députées ou futures députées, Mathilde Panot et Rima Hassan, des dizaines de citoyens moins connus, majoritairement musulmans, ont non seulement été interrogés mais également condamnés par la justice, parfois à de lourdes amendes, dans le silence total des médias et de la société civile."
"Pas le seul en France à subir de telles accusations"
Nouvelle Aube: Qu'est-ce qui vous a poussé à dire que vous aviez
"plus de respect pour les dirigeants du Hamas que pour les dirigeants israéliens"
?
François Burgat:
"Les propos que j’ai tenus n’étaient pas destinés à être simplement provocateurs. C’est une conviction profonde que j’ai exprimée et que je considère comme relativement banale. D’abord, il est très difficile pour tout individu normalement constitué de respecter aujourd’hui les occupants israéliens à Gaza, compte tenu des crimes abjects qu’ils commettent, particulièrement les meurtres innombrables de civils et d’enfants, ainsi que les viols et tortures de prisonniers, attribués de manière largement mensongère aux Palestiniens occupés.
En ce qui concerne Netanyahu, il est important de souligner que les milliers de morts qu’il inflige aux Palestiniens (et à son propre peuple) visent principalement à maintenir son pouvoir plutôt qu’à assurer la libération des otages ou la sécurité de ses compatriotes.
Quant aux dirigeants du Hamas, j’ai eu l’occasion d’interagir avec plusieurs d’entre eux sur le terrain depuis longtemps, et j’ai analysé les conditions de leur émergence ainsi que leurs stratégies politiques successives.
Il est également pertinent de souligner que je fais partie d’un petit nombre de personnes qui refusent de criminaliser émotionnellement et automatiquement les formations politiques étiquetées ‘islamistes’, une étape que la gauche française n’a pas encore franchie.
Cette lecture est d’autant plus critiquable (les Palestiniens résistent parce qu’ils sont ‘islamistes’ ou même ‘antisémites’, et non pas parce qu’ils sont brutalement occupés) lorsque l’on considère que la mainmise explicite du fondamentalisme religieux sur l’agenda politique israélien ne suscite aucune critique de la part de nos défenseurs auto-proclamés de la ‘laïcité’ sacrée. Il était évident pour moi, comme pour tout observateur attentif, qu’Israël n’avait jamais laissé aux Palestiniens occupés et à leurs dirigeants légitimement élus en 2006 d’alternative à l’action armée."
"Imposer une lecture rationnelle"
Nouvelle Aube: Quel message souhaitiez-vous faire passer à travers votre tweet ?
François Burgat:
"Je pense que le rôle des universitaires et des chercheurs, en période de crise, consiste à dénoncer les contradictions et les distorsions massives dans le traitement politique et médiatique de la situation ainsi que dans les motivations des Palestiniens. Il est de notre devoir d’imposer, au-delà de l’émotion légitime suscitée par les victimes de ce conflit, une lecture rationnelle et historique qui mette fin à l’unilatéralisme honteux que le camp israélien parvient à imposer à presque tout l’Occident, sans mentionner le camp arabe dont la complicité est particulièrement honteuse."
"Deux Poids, Deux mesure"
Nouvelle Aube: Pensez-vous que vos propos ont été mal interprétés ou sortis de leur contexte ?
François Burgat:
"Non, pas du tout ! En France, toute personne abordant le ‘conflit israélo-arabe’ (en réalité, l’occupation israélienne de la Palestine) avec un minimum d’objectivité, toute personne refusant l’unilatéralisme sévère et le ‘deux poids, deux mesures’ du récit israélien adopté sans retenue par la classe politique et les grands médias français, ce que le ministre de la Justice a tenté d’imposer aux magistrats dans une circulaire très explicite (‘criminalisant la connexion entre l’attaque du 8 octobre et la résistance’) est désormais considérée comme criminelle. Pour ma part, je suis honoré de faire partie de ceux-là."
Israël, "Etat voyou"
Nouvelle Aube: Quelle est votre analyse de la situation actuelle entre Israël et le Hamas ?
François Burgat:
"À court terme, le Hamas et l’ensemble de la population palestinienne paient et paieront un prix très lourd pour ce que je considère, je le répète, comme une ‘révolte violente contre leurs geôliers très violents’. Toutefois, j’ai la conviction profonde que les Israéliens devront payer le prix de chaque meurtre d’un enfant ou d’un adulte.
Personnellement, je pense qu’ils ont perdu cette guerre. Je crois sincèrement, avec prudence, qu’Israël, dont la survie dépend exclusivement du soutien militaire américain, ne pourra pas perdurer éternellement, ni même durablement dans la région. Le problème réside dans le fait que cet ‘État voyou’, pour reprendre la formule que l’administration américaine a longtemps appliquée à tant d’États refusant sa domination, détient l’arme atomique."
Netanyahu, "cher ami" de Macron
Nouvelle Aube: Quelle est votre opinion sur la politique actuelle de la France concernant le Moyen-Orient et le conflit israélo-palestinien ?
François Burgat:
"Elle est malheureusement d’une hypocrisie rare, imprégnée de l’amitié proclamée par Emmanuel Macron envers son ‘cher ami Bibi’ (Netanyahu). Cette politique perdure presque sans interruption depuis la fin du mandat de Jacques Chirac, qui avait longtemps fait preuve d’un peu plus de retenue et de lucidité.
La mainmise des associations sionistes franco-israéliennes sur le gouvernement est manifeste, comme en témoigne ma mise en cause judiciaire (et celle de nombreux autres). Lors de la fête nationale, le gouvernement Macron a annoncé la remise de la Légion d’Honneur à deux militantes sionistes et islamophobes particulièrement virulentes.
Que dire de plus ? Sinon que cette dernière trahison des idéaux de la République révolutionnaire a personnellement confirmé ma décision, en 2018, de refuser cette même distinction, déjà pervertie à mes yeux par trop de compromissions avec l’agenda politicien ou les intérêts purement commerciaux du gouvernement."
France: Les libertés individuelles "explicitement menacées"
Nouvelle Aube: Pensez-vous que la liberté d’expression est suffisamment protégée en France, notamment lorsqu’il s’agit de sujets sensibles comme le conflit israélo-palestinien ?
François Burgat:
"Il est paradoxal que la France, se croyant plus que jamais légitime pour donner des leçons de ‘droits de l’homme’ à la planète entière malgré son passé colonial douloureux, soit aujourd’hui perçue dans le monde entier comme un pays où les libertés individuelles, en particulier celles des musulmans mais pas seulement, sont explicitement menacées, y compris les libertés académiques les plus élémentaires. J’ai écrit que la ligne rouge de la sortie de l’État de droit avait été franchie avec la dissolution, en 2020, du Collectif contre l’Islamophobie en France (CCIF)."
Nouvelle Aube: Quels conseils donneriez-vous aux jeunes chercheurs souhaitant travailler sur des sujets controversés ?
François Burgat:
"Il est important de rappeler que la France n’est pas le seul pays dans le bassin méditerranéen, ni dans le monde, où de telles entraves à la liberté de recherche et d’expression persistent, voire s’aggravent. C’est un combat collectif, transnational, que doivent mener les jeunes chercheurs dont la mission est d’imposer une lecture du réel qui reste à l’abri de l’ingérence des acteurs étatiques, tout en prévenant nos gouvernements respectifs de ne pas se discréditer aux yeux de la conscience humaniste mondiale."