Le fracas des icebergs qui s'effondrent dans les eaux turquoises de l'est du Groenland, c'est l'alarme qui sonne pour l'un des écosystèmes les plus importants de la planète au bord de l'abîme.
Alors que la glace fond comme peau de chagrin, dans le village d'Ittoqqortoormiit l'une des dernières communautés de chasseurs inuits voit ses moyens de survie ancestraux menacés.
Si la calotte glaciaire du Groenland renferme un douzième de l'eau douce de la planète - de quoi faire grimper le niveau de la mer de sept mètres en cas de fonte -, le changement climatique pourrait priver cette bourgade isolée de sa seule source d'approvisionnement en eau potable.
Des hivers froids, une glace robuste et une neige abondante constituent l'environnement naturel dans lequel ces Inuits, établis près du détroit Scoresby, ont coutume d'évoluer.
A Ittoqqortoormiit, à quelque 500 kilomètres de la colonie humaine la plus proche, il n'y a qu'une source d'eau potable: une rivière issue d'un lac, lui-même alimenté par un glacier qui fond.
Transformer la glace en eau potable est énergivore et trop aléatoire, et d'autres petites communautés isolées du Groenland, comme Oqaatsut sur la côte ouest, ont déjà dû opter pour la désalinisation.
Banquise amincie, ours affamés
Autour du détroit Scoresby - le plus grand fjord sur Terre - libre de glaces un mois par an, durant les interminables hivers polaires les habitants dépendent de la viande fournie par les chasseurs.
Les cargos n'atteignent Ittoqqortoormiit, à l'embouchure du fjord, qu'une à deux fois l'année. Leurs marins aguerris doivent alors zigzaguer entre d'immenses icebergs encombrant d'étroites passes.
Mais à mesure que le thermomètre monte et que la banquise s'amincit, la chasse traditionnelle aux phoques, qui consiste à traquer les pinnipèdes lorsqu'ils remontent respirer par des trous au travers de la glace, devient plus périlleuse.
Le chasseur Peter Arqe-Hammeken a failli perdre sa femme et ses deux enfants quand la glace s'est dérobée sous leur motoneige lors d'une chasse en janvier par une température pourtant de -20 °C.
Plus difficile aussi avec moins de neige d'utiliser les chiens de traîneau pour débusquer le bœuf musqué.
Les humains ne sont pas les seuls affectés. L'affaiblissement de la banquise pousse désormais des ours polaires affamés à pénétrer dans le village en quête de nourriture.
Réactions en chaîne
Nichés entre les montagnes rougeâtres du Rode fjord - le "fjord rouge", un fjord dans le fjord -, les glaciers, dont les parois bleutées se dressent depuis la mer, sont indispensables à l'écosystème.
Après cinq ans de planification minutieuse, l'initiative scientifique française Greenlandia se hâte de documenter ce qui peut l'être sur ce poste avancé du changement climatique. Avant qu'il ne soit trop tard.
Les glaciers qui se jettent dans la mer provoquent en effet une remontée d'eau, l'eau de fonte froide soulevant celle du fond du fjord riche en nutriments.
Or, à mesure que les glaciers fondent et reculent vers l'intérieur des terres, cette belle mécanique s'enraye.
Morue polaire
Sur le pont du Kamak, Caroline Bouchard vérifie le contenu de ses filets tandis que la lumière éclatante du soleil arctique illumine une myriade de formes de vie marine dans sa boîte de Petri de mise en culture.
Dans son échantillon, au milieu des copépodes, plancton et petits crustacés krill, le nombre de larves de morue est passé de 53 l'an dernier à seulement huit cet été.
Si, rappelle-t-elle, une analyse approfondie des résultats est nécessaire pour déterminer les causes de cette diminution, les chiffres sont étonnamment bas à ses yeux.
Avec toujours ce même ricochet: des conséquences catastrophiques pour les habitants du coin.
"Neige de sang"
De nouvelles recherches menées lors de l'expédition Greenlandia dessinent un tableau sombre pour l'avenir des glaciers: dans un fjord toujours plus chaud, une teinte rougeâtre se répand sur la glace et la neige.
Lorsque la neige fond, cette algue se protège de l'intensité lumineuse en produisant un pigment rouge orangé. Mais ce faisant, cette couleur diminue la capacité de la neige à réfléchir la lumière du soleil, accélérant ainsi la fonte.
Un autre exemple de ces phénomènes d'emballement climatique: les émissions de gaz à effet de serre entraînent une hausse des températures, laquelle accélère la fonte des glaciers et favorise la croissance des algues, qui à son tour fait que le glacier absorbe encore plus de rayons solaires et de chaleur.
Répercussions planétaires
En s'approchant d'un imposant glacier qui dévale une vallée abrupte à Vikingebugt (la "baie des vikings"), Vincent Hilaire, le chef de l'expédition, pointe son fusil vers une trace laissée dans la boue par un ours polaire.